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mercredi 2 mai 2012

A lire...

Eric Dupond-Moretti : "Ce métier m'a tout donné"

Eric Dupond-Moretti, avec son verbe haut et la chaleur des gens du Nord, nous ouvre les portes de son cabinet lillois, à la suite de la parution de son ouvrage "Bête noire – condamné à plaider", co-écrit avec Stéphane Durand-Souffland, chroniqueur judiciaire au Figaro (1).

Pourquoi ce livre aujourd'hui ?

Cela faisait longtemps que cela mijotait. Trois éléments m'ont poussé à le faire. Tout d'abord, j'en avais marre de cette recrudescence d'émissions judiciaires, sans véritable éclairage sur la question. Par ailleurs, il faut de l'expérience pour écrire un tel ouvrage ; quand on n'a que deux ans de barreau, on n'a que de la révolte. Et la rencontre avec le journaliste Stéphane Durand-Souffland du Figaro a été déclencheur. On se connaissait depuis longtemps mais la décision s'est prise un jour, autour d'un zinc ! Nous souhaitions que ce livre montre les coulisses de la vie d'un pénaliste, en étant accessible à tous.

Le livre sort durant la campagne présidentielle. Est-ce un hasard ?

C'est l'éditeur qui a décidé de la date de parution. Même si le livre rencontre un bon écho médiatique, je n'ai pas la prétention de vouloir peser dans le débat présidentiel. On peut juste regretter que les candidats n'abordent pas certains sujets cruciaux comme le problème des conditions pénitentiaires par exemple.

A la lecture de l'ouvrage, il y a un grand sentiment de solitude qui en émane. Etes-vous d'accord avec cette impression ?

Oui, bien sûr. On a tendance à magnifier l'avocat, notamment à la sortie du tribunal, avec sa robe qui lui donne un certain statut. Mais je souhaitais montrer la vraie vie des avocats pénalistes. Il n'y a pas que la vocation qui nous traverse. On porte aussi certaines souffrances dans chaque affaire plaidée ; ce métier ne laisse pas indemne. Je suis à la barre comme je suis dans la vie. Ma manière de plaider s'appuie sur mon histoire personnelle, mes qualités, mes défauts. Quand j'évoque la mort du père de mon client, évidemment je pense à mon propre père que j'ai perdu à l'âge de quatre ans. Tout l'art alors est de ne pas se confondre avec ceux que l'on défend.

Comment faîtes-vous pour vous ressourcer ?

Je peux compter sur ma famille, mes amis, certains loisirs comme la chasse. Cette semaine, une importante affaire a été repoussée, j'en ai alors profité pour aller compter mes lièvres, dans la campagne flamande, avec mes amis. J'ai toujours été proche de la nature ; j'ai des chiens, des faucons, ça me ressource énormément.

Après tant de misère rencontrée, croyez-vous encore dans l'homme ?

Bien sûr que je crois encore dans l'homme sinon, il faudrait fuir ce métier ! Et ce d'autant plus que le tout sécuritaire gagne chaque jour du terrain, des peines de plus en plus lourdes sont prononcées. Quand on est aux assises, on défend un homme, on ne philosophe pas. Quand on gagne deux ans sur une peine, cela a du sens !

Vous parlez beaucoup de la magistrature en bien et en mal. Vous proposez notamment "un vrai juge qui arbitrerait entre l'accusateur et la défense". Pouvez-vous nous en dire plus ?

J'ai eu des retours très positifs de certains juges suite à la parution de mon livre : ils sont ravis que l'on parle enfin de l'envers du décors, du corporatisme de la magistrature, de cette difficulté à acquitter. La défense pénale rencontre de vrais difficultés à faire valoir ses droits. J'évoque notamment cette anecdote rapportée par un confrère : une Présidente de cour d'assises en larme car elle avait obtenu un acquittement pour sa première affaire … un véritable désaveu pour elle. Et ce n'est pas normal d'une manière générale que le Président d'une cour d'assise soit finalement issu de la même corporation que les juges du Parquet. Il faudrait séparer les magistrats du siège et ceux du Parquet. Le système actuel permet trop de collusion.

Comment faire évoluer les choses ?

Il faudrait supprimer l'ENM et imaginer une formation commune entre avocats et magistrats ! C'est déjà bien qu'aujourd'hui des élèves de l'ENM fassent des stages en cabinets d'avocats ; bien que je n'en ai jamais vu passer par mon cabinet … Mais on pourrait aller plus loin, comme en Belgique ou en Suisse, où avocats et magistrats travaillent ensemble, pour un même sens de la justice.

Vous citez de nombreux confrères qui vous ont aidé : en quoi le partage d'expérience est-il important ?

Je suis sorti dernier de l'école du barreau. Je séchais les cours pour aller écouter de grands avocats comme Henri Leclerc, Thierry Lévy en cour d'assises. Je me suis nourri de tous ces gens. Ensuite, des avocats comme Alain Furbury, Jean Descamps n'hésitaient pas à me donner leur point de vue critique sur ma manière de plaider. Aujourd'hui, je prends du plaisir quand je plaide. C'est fini l'époque où je vomissais avant chaque plaidoirie. Avec le temps, on franchit tous des étapes qui vous font mûrir : le premier dossier de plaidoirie, le premier acquittement, la première rencontre avec un magistrat salaud, la première affaire médiatique … Et aujourd'hui, j'accompagne mes jeunes collaborateurs, en les mettant le plus vite possible dans le bain.

Comment vous voyez-vous évoluer dans les dix prochaines années ?

A 51 ans, je suis toujours animé par la même passion ; je ne m'imagine pas à la retraite ; j'aimerais mourir sur les planches. J'ai récemment plaidé avec Paul Lombart, 83 ans : c'était extraordinaire. La taille de mon cabinet - un associé et trois collaborateurs au cœur de Lille – me convient très bien. Vous savez, ce métier m'a tout donné : ma richesse intellectuelle, ma femme que j'ai rencontré aux assises, une ascension sociale et une vocation. C'est formidable d'avoir dès l'adolescence, cette vocation qui vous porte tout au long de votre vie. Mais c'est jamais gagné ; on passe par des moments de solitude, surtout quand votre client écope de trente ans aux assises. Je suis en tout cas très fier de ce livre ; cela m'a permis notamment de régler mes comptes avec ce magistrat de Boulogne-sur-Mer qui m'a traîné dans la boue en 1993 et de ne pas oublier les magistrats qui m'ont sauvé. La plaie est encore vive 18 ans après.



(1) "Bête noire - condamné à plaider", par Eric Dupond-Moretti et Stéphane Durand-Souffland, éditions Michel Lafon, 240 p., 18,95 €.

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